Droit des marques: principe de spécialité, mauvaise foi et monopole

Me Etienne Wery relève l’importance d’une affaire pendante devant la CJUE qui pourrait modifier le droit positif en renforçant le principe de spécialité dans le choix des classes au moment du dépôt d’une marque.


Dans cette affaire, l’opérateur de télévision par satellite Sky a agit en contrefaçon de marque contre le fournisseur de services cloud SkyKick pour avoir utilisé des marques contenant le terme “Sky”. Contrairement à SkyKick, Sky ne propose pas de produits ou de services cloud de migration entre plateformes de courrier électronique ou de stockage et rien n’indique que le groupe projette de le faire. SkyKick a donc contesté l’enregistrement des marques déposées au motif que les listes des produits et services manquaient de clarté et de précision et que ces demandes d’enregistrement avaient été déposées de mauvaise foi.

La High Court of Justice (England & Wales) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE les questions préjudicielles suivantes :

« Une marque de l’Union européenne ou une marque nationale enregistrée dans un État membre peut-elle être déclarée totalement ou partiellement nulle au motif que certains ou tous les termes de la spécification des produits et services ne sont pas suffisamment clairs et précis pour permettre aux autorités compétentes et aux tiers de déterminer l’étendue de la protection conférée par la marque sur la seule base de ces termes ?

En cas de réponse affirmative à la première question, un terme comme “logiciel” est-il trop général et désigne-t-il des produits qui sont trop variés pour être compatible avec la fonction d’indication de l’origine de la marque si bien qu’il n’est pas suffisamment clair et précis pour permettre aux autorités compétentes et aux tiers de déterminer l’étendue de la protection conférée par la marque sur la seule base de ce terme ?

Le simple fait de demander l’enregistrement d’une marque sans aucune intention de l’utiliser concernant les produits et services spécifiés constitue-t-il un acte de mauvaise foi ?

En cas de réponse affirmative à la troisième question, est-il possible de conclure que le demandeur a déposé la demande en partie de bonne foi et en partie de mauvaise foi si, et dans la mesure où, il avait l’intention d’utiliser la marque concernant certains des produits et services spécifiés mais aucune intention d’utiliser cette marque concernant d’autres produits et services spécifiés ?

L’article 32, paragraphe 3, du UK Trade Marks Act 1994 est-il compatible avec la directive 2015/2436/UE (7) et les directives antérieures ? »

 

L’avocat général constate que le titulaire d’une marque dispose aujourd’hui d’une position de monopole absolu contre laquelle il n’est plus possible de se défendre dans le cadre d’une action en contrefaçon, et ce, bien que la marque n’ait pas été utilisée, et ne soit pas susceptible d’être utilisée, pour un grand nombre des produits et services enregistrés.

 

La première question est de savoir si le manque de clarté et de précision des termes de la liste des produits et services couverts lors de l’enregistrement peut être un motif de nullité d’une marque.

L’avocat général considère que si un enregistrement de marque ne peut pas être déclaré nul au seul motif que tous les termes utilisés dans la spécification des produits et des services ne sont pas suffisamment clairs et précis, des termes peu clairs et imprécis peuvent être contraires à l’intérêt public.

“Il n’existe aucune disposition dans la législation pertinente concernant la nullité d’une marque au motif que tout ou partie des termes de la liste des produits et services ne sont pas suffisamment clairs et précis.”

“L’enregistrement d’une marque pour des « logiciels » est injustifié et contraire à l’intérêt public, car il confère au titulaire un monopole extrêmement étendu qui ne saurait être justifié par un quelconque intérêt commercial de celui‐ci.”

 

La deuxième question est de savoir si la pratique courante qui consiste à enregistrer une marque pour des produits et services qui n’ont jamais été exploités et ne le seront jamais caractérise la mauvaise foi du déposant et est susceptible de constituer abus de droit des marques, nonobstant la procédure spécifique de déchéance pour non-usage après cinq ans.

Pour SkyKick, déposer une marque dans autant de classes et de façon si générale a pour objectif de créer un monopole absolu, ce qui constitue un détournement du principe de spécialité.

Pour Sky, il n’existe aucune règle prévoyant que la protection d’une marque enregistrée est ou a été subordonnée à l’existence, à la date de la demande d’enregistrement, d’une déclaration d’intention d’utiliser la marque.

L’avocat général estime que le dépôt d’une demande de marque sans intention d’utiliser la marque pour les produits et services listés peut relever de la mauvaise foi et caractériser un abus de droit des marques.

“Si le demandeur n’a pas l’intention d’utiliser la marque, il importe peu de savoir si ce dernier a l’intention d’empêcher un tiers en particulier ou tous les tiers d’utiliser la marque. Dans ces circonstances, le demandeur recherche de façon abusive un monopole afin d’empêcher des concurrents potentiels d’utiliser un signe qu’il n’a pas l’intention d’utiliser. Cela constitue un détournement du système des marques.”

 

Si une telle interprétation venait à être retenue par la CJUE, il faut néanmoins relativiser les risques en matière de gestion de portefeuille de marques car l’invalidité ne serait être que partielle et visée que  les produits et services pour lesquels il n’y avait aucune intention d’utiliser la marque. Il ne s’agit que de corriger les dérives conduisant à violer le principe de spécialité et de sanctionner l’abus du droit des marques.

 

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