Alors que le juge des référés avait rejeté le recours dirigé contre le filtrage temporaire du réseau social Tik Tok en Nouvelle-Calédonie lors des mouvements sociaux de mai 2024, le Conseil d’État vient de juger que l’interruption de l’accès à un service de communication au public en ligne avait porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de communication et à la liberté d’accès à l’information.
“La survenue de circonstances exceptionnelles, de nature, notamment, à entraver le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, à compromettre de manière immédiate la santé de la population ou son accès aux services essentiels, ou à porter atteinte à l’ordre public, dans des conditions d’une particulière gravité, permet à l’autorité administrative de prendre, en urgence, toutes mesures pour pourvoir aux nécessités du moment, lorsqu’elle est dans l’impossibilité d’agir selon les normes en vigueur, à la condition que de telles mesures soient indispensables au regard des circonstances prévalant à la date de la décision, sous l’entier contrôle du juge administratif”
Le Conseil d’État relève que l’autorité administrative ne peut, en principe, décider de l’interruption de l’accès à un service de communication au public en ligne que si la loi le prévoit compte tenu des atteintes qu’une telle mesure porte aux droits et libertés. Toutefois, même lorsque la loi ne le prévoit pas, cette interruption peut être possible si la survenue de circonstances exceptionnelles la rend indispensable. Si le Conseil d’État valide le recours à la théorie prétorienne des circonstances exceptionnelles en complément des mesures pouvant être prises dans le cadre de l’état d’urgence, il effectue un contrôle de proportionnalité de la décision qui doit être nécessaire, adaptée et proportionnée.
“Eu égard aux atteintes portées à la libre communication des pensées et des opinions, à la liberté d’expression et à tous les autres droits et libertés dont un service de communication au public en ligne permet l’exercice, notamment le droit à la vie privée et familiale et la liberté du commerce et de l’industrie, l’autorité administrative ne saurait décider, en dehors des cas prévus par la loi, de l’interruption de l’accès à un tel service (…) Une interruption ne saurait être légalement décidée qu’à titre provisoire, à la condition, d’une part, qu’aucun moyen technique ne permette, dans l’immédiat, de prendre des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés en cause, et, d’autre part, que l’interdiction soit prise pour une durée n’excédant pas celle requise pour rechercher et mettre en œuvre de telles mesures”
Trois conditions permettent de contrôler la proportionnalité du filtrage:
- être indispensable pour faire face à des événements d’une particulière gravité (troubles à l’ordre public). Le Conseil d’Etat admet que le rôle du réseau social dans la diffusion et l’amplification des violences via ses algorithmes pouvait justifier une mesure forte;
- aucun moyen technique ne permette de prendre immédiatement des mesures alternatives moins attentatoires aux droits et libertés. Il faut démontrer qu’aucune mesure alternative, comme le filtrage de contenus ou la désactivation de certaines fonctionnalités, ne peut être mise en œuvre immédiatement. Or, le Premier ministre avait ordonné une interruption totale et pour une durée indéterminée de TikTok, sans démontrer l’absence de solutions techniques alternatives;
- être décidée pour une durée n’excédant pas celle requise pour mettre en œuvre une mesure alternative moins grave pour les libertés.
Le Conseil d’État juge que le Premier ministre “était en droit, au vu des circonstances exceptionnelles et en l’absence d’autres moyens techniques immédiatement disponibles, de décider de l’interruption provisoire du service de communication au public en ligne TikTok, pour une durée déterminée n’excédant pas celle nécessaire à la recherche et à la mise en œuvre, le cas échéant en lien avec le fournisseur du service, de mesures alternatives permettant d’atteindre l’objectif recherché et moins attentatoires aux droits et libertés en cause, telles, notamment, que le blocage de certaines fonctionnalités du réseau”. Cependant aucune autre solution qu’une interruption totale du service n’ayant été recherchée et aucun délai n’ayant assorti cette mesure, le Premier ministre a porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, à la liberté de communication des idées et opinions et à la liberté d’accès à l’information.