La Cour des comptes vient de publier son rapport sur la stratégie nationale pour l’IA soulignant un bilan contrasté, entre succès en matière de recherche et d’innovation et échecs concernant la diffusion de l’IA dans l’ensemble de la société.
“Nous sommes en présence d’une révolution technologique qui touche l’ensemble de l’économie et de la société et ne peut donc demeurer l’affaire des seuls professionnels du numérique. La politique publique de l’IA doit s’élargir à ces dimensions incontournables et changer d’échelle (…) C’est une différence majeure par rapport aux révolutions numériques précédentes. La France n’a pas été dans le peloton de tête dans la course à l’ordinateur. Elle n’a pas non plus été au rendez-vous pour internet, ni pour le smartphone” Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes
Phase 1 (2018-2022) : renforcer la recherche en IA
La première phase visait à structurer et renforcer l’écosystème de recherche français pour éviter un décrochage. L’effort s’est concentré sur la recherche, laissant de côté de nombreuses recommandations initiales du rapport Villani, notamment sur la politique des données et l’impact sur le travail. L’État a finalement engagé 1,3 Md€, un montant inférieur aux 1,5 Md€ initialement programmés. La recherche en IA a représenté près de la moitié des dépenses.
- Succès : cette phase a amorcé la structuration de la recherche via la création de pôles d’excellence (4 instituts 3IA) et l’ouverture d’infrastructures de calcul essentielles comme le supercalculateur Jean Zay.
- Limites : Les avancées dans les autres domaines (défense, action publique, économie) ont été limitées. Des priorités comme la formation et l’accompagnement des secteurs économiques n’ont été mises en œuvre que de façon très limitée, faisant prendre à la France un retard préjudiciable.
| Volets de la Phase 1 | Financements Engagés (Estimations) | Part du Total |
| Recherche en IA | 588 M€ | 46 % |
| Défense et Sécurité | 366 M€ | 27 % |
| Transformation de l’Action Publique | 204 M€ | 16 % |
| Économie | 114 M€ | 9 % |
| Total | 1 272 M€ | 100 % |
Phase 2 (2023-2025) : diffusion de l’IA dans l’Économie
Les priorités et le budget ont fortement évolué pour répondre à l’émergence de l’IA générative qui n’avait pas été anticipée. Le budget programmé par l’État via France 2030 a été de 1,1 Md€, soit un tiers de moins que l’annonce initiale (1,5 Md€). La lenteur du démarrage des dispositifs a entraîné un très faible taux de consommation des crédits (35 % au 30 juin 2025).
Succès
- Recherche et formation : Consolidation des pôles d’excellence, désormais labellisés “IA Clusters” (9 au total). La France se hisse au 3ème rang mondial dans ce domaine.
- IA générative : La France de devenir le leader européen avec l’émergence d’une dizaine d’acteurs clés et une forte croissance des startups (+100 % depuis 2021) et des levées de fonds (près de 2 Md€ en 2024).
- IA de confiance : création de l’Institut national pour l’évaluation et la sécurité de l’intelligence artificielle (Inesia) et lancement de la coalition pour une IA durable.
Échecs
- Diffusion dans les entreprises : Le principal dispositif, IA Booster, n’a bénéficié que de moyens très modestes (10 M€).
- Adaptation des formations : L’enjeu de former l’ensemble des étudiants et des travailleurs aux impacts de l’IA, au-delà des seuls spécialistes, a été négligé.
- Transformation de l’action publique : L’administration est en retard.
- Territoires et grand public : Les actions à destination des collectivités locales et du grand public n’ont pas été une priorité, créant un risque de fracture territoriale.
- Données : Le dossier stratégique du Health Data Hub est resté focalisé sur des questions d’hébergement souverain, sans exploiter le potentiel des données de santé pour la recherche et l’innovation.
Perspectives et recommandations stratégiques pour la Phase 3
Pour réussir la troisième phase, la Cour des comptes préconise un changement articulé autour de trois impératifs : remplir les préalables, consolider les succès et élargir le champ d’action.
Les préalables
- Renforcer le pilotage interministériel : La recommandation centrale est la création d’un Secrétariat général à l’intelligence artificielle (SGIA), rattaché directement au Premier ministre, pour assurer une coordination forte et transversale de la politique de l’IA, qui ne peut plus être traitée en silo;
- Mieux intégrer la soutenabilité budgétaire : Définir une stratégie financière réaliste, en maximisant l’effet de levier des fonds publics et en développant de nouvelles formes de partenariat public-privé, notamment pour les infrastructures de calcul;
- Évaluer et s’inspirer : Procéder à une évaluation approfondie des résultats des phases précédentes et s’inspirer des meilleures pratiques internationales;
- Mieux s’articuler avec l’Europe : Dépasser la simple recherche de financements pour construire une véritable complémentarité stratégique avec l’Union européenne;
- Mobiliser les territoires : Structurer la relation avec les collectivités locales, notamment les régions, pour assurer une diffusion équilibrée de l’IA et éviter une fracture territoriale;
- Redéfinir le partage des rôles avec le secteur privé : Clarifier les rôles respectifs de l’État et des acteurs privés, en utilisant tous les leviers disponibles (régulation, commande publique, incitations) au-delà des seules subventions.
Consolider les succès
- Ancrer l’écosystème Formation-Recherche-Innovation : Pérenniser les IA Clusters en assurant des financements à long terme;
- Renforcer les capacités de calcul : Passerd’un modèle où l’État finance des infrastructures publiques à un modèle de partenariat public-privé pour les futures Giga-usines de l’IA;
- Amplifier les transferts vers l’industrie : Massifier les dispositifs comme Inria Startup Studio et utiliser davantage le levier de la commande publique pour soutenir la croissance des entreprises françaises de l’IA;
- Mettre l’IA au service du bien commun : Poursuivre les efforts en matière d’IA de confiance, de sécurité et d’éthique, et définir une direction stratégique claire pour une croissance durable et inclusive;
- Répondre aux enjeux énergétiques et de soutenabilité : Faire de la frugalité et de l’efficacité énergétique un avantage compétitif décisif pour la France, qui dispose d’atouts en matière d’infrastructures énergétiques.
Élargir le champ d’action
Ces cinq domaines, jusqu’ici négligés, doivent devenir des priorités absolues :
- Adapter la formation et anticiper les mutations du travail : Lancer un effort sans précédent pour adapter l’ensemble des formations (scolaires, supérieures, continues) et accompagner les millions de travailleurs dont les métiers seront impactés;
- Accélérer l’adoption de l’IA par les entreprises : Mettre en place des programmes de massification pour que les PME et ETI intègrent l’IA, facteur clé de leur compétitivité. Le plan “Osez l’IA” annoncé en juillet 2025 est une première étape;
- Investir sur la donnée : Définir une politique de maîtrise des données, considérées comme le nouvel or, en garantissant l’accès, la qualité, la protection et un stockage souverain;
- Construire une ambition réaliste sur les composants : Définir une stratégie ciblée sur les segments de la chaîne de valeur des composants électroniques;
- Faire de l’IA un levier pour l’action publique : Lancer un plan d’investissement pour moderniser les administrations, améliorer la qualité des services publics et générer des gains d’efficience, notamment via la commande publique innovante.