IA & droit international privé

Le rapport du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) analyse la question complexe de la loi applicable aux modèles d’IA générative commercialisés dans l’UE, en se concentrant sur les enjeux de propriété littéraire et artistique en droit international privé. La problématique centrale est la détermination de la loi nationale régissant l’étape d’entraînement des modèles d’IA (input), une phase transnationale où des œuvres protégées sont massivement reproduites sans autorisation. Le rapport conclut de manière convergente que la loi applicable aux actes de reproduction réalisés lors de l’entraînement doit être celle du pays où le modèle d’IA est commercialisé et accessible aux utilisateurs, et non celle du lieu, souvent incertain et techniquement volatile, où se situent les serveurs d’entraînement.

 

Analyse en droit international privé

Lex Loci Protectionis

La règle universellement reconnue en matière d’atteinte aux droits de propriété littéraire et artistique est la lex loci protectionis, c’est-à-dire la loi du pays pour lequel la protection est revendiquée. Ce principe est consacré par l’article 5 §2 de la Convention de Berne et l’article 8 §1 du règlement Rome II. La difficulté majeure réside dans la localisation de l’atteinte au droit, surtout dans un contexte numérique et transnational comme celui de l’IA.

Analyse de l’étape d’entraînement (Input)

Approche technique

Cette approche consiste à considérer chaque acte de reproduction lors de l’entraînement comme un délit autonome, régi par la loi du pays où la reproduction a lieu. Cependant, cette analyse est jugée inopérante pour plusieurs raisons fondamentales :

  • Impossibilité de localisation : Il est techniquement extrêmement difficile, voire impossible, de localiser avec certitude le lieu des reproductions. Les données sont collectées (crawling), stockées et traitées sur des serveurs multiples, répartis dans des datacenters à travers le monde (cloud). De plus, des reproductions interviennent à plusieurs stades : collecte initiale, inputs « médians », etc.
  • Manque de prévisibilité : Un critère de rattachement fondé sur la localisation des serveurs est imprévisible et contraire aux objectifs du droit international privé, qui doit permettre aux acteurs économiques d’anticiper la loi applicable à leurs activités.
  • Jurisprudence défavorable : La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déjà manifesté sa méfiance envers les critères de rattachement purement techniques, leur préférant des approches juridiques plus stables

Approche juridique

  • Un processus d’exploitation global : Il n’y a pas d’input sans la perspective d’un output, et inversement. La reproduction des œuvres lors de l’entraînement (input) n’a de sens que parce qu’elle permet au modèle de générer des résultats (output) et de capter la valeur des œuvres originelles, même si ces dernières n’apparaissent pas directement dans le résultat final.
  • Qualification en délit complexe : Ce processus constitue un « délit complexe », caractérisé par une dissociation spatiale entre :
    • Le fait générateur : les actes de reproduction lors de la collecte et de l’entraînement (input).
    • Le dommage : la captation de la valeur, qui se matérialise lorsque le modèle est utilisé et génère des réponses pour les utilisateurs.
  • Application de la loi du lieu du dommage : La jurisprudence privilégie en matière de délits complexes l’application de la loi du lieu où le dommage se produit (lex loci damni). En transposant ce raisonnement à l’IA, la loi applicable aux reproductions de l’input est celle du ou des pays où le modèle est commercialisé et utilisé, car c’est là que le “dommage” (la captation de valeur) se concrétise.
  • Méthode de la focalisation : Pour identifier les pays concernés, la méthode de la « focalisation » (ou du « ciblage »), déjà utilisée pour les cybercontrefaçons, peut être employée. La loi d’un pays s’appliquera si l’opérateur de l’IA dirige son activité vers le public de ce pays, ce qui peut être déterminé par un faisceau d’indices (langue, devise, nom de domaine, etc.).

Analyse de l’étape de sortie (Output)

L’output, ou résultat généré par l’IA, ne présente pas de difficulté spécifique en droit international privé.

  • L’output en tant que contrefaçon : Si le contenu généré reproduit des éléments originaux d’une œuvre préexistante, la lex loci protectionis est la loi du pays du public ciblé par la communication de ce contenu (ex: plateforme de streaming visant le public français).
  • L’output en tant que création : La question de savoir si un contenu généré par l’IA peut être protégé par le droit d’auteur est également soumise à la lex loci protectionis, c’est-à-dire la loi du pays où ce contenu est exploité.

 

Analyse du Règlement sur l’IA

Disposition Contenu
Article 53 §1, c) Impose aux fournisseurs de modèles d’IA à usage général de mettre en place « une politique visant à se conformer au droit de l’Union en matière de droit d’auteur et droits voisins », et notamment de respecter les réservations de droits (opt-out) dans le cadre de la fouille de textes et de données (TDM).
Considérant 106 Précise que cette obligation s’applique à tout fournisseur mettant un modèle sur le marché de l’Union, « quelle que soit la juridiction dans laquelle se déroulent les actes pertinents au titre du droit d’auteur qui sous-tendent l’entraînement ». Il justifie cette approche par la nécessité de garantir des conditions de concurrence équitables.

Le considérant 106 crée une obligation pour les fournisseurs qui s’aligne parfaitement avec l’idée d’appliquer la loi du marché de commercialisation.

  • Argument de cohérence : Il serait illogique et impraticable qu’un fournisseur soit tenu de respecter la législation de l’Union en vertu du Règlement sur l’IA, mais puisse invoquer une loi étrangère moins protectrice dans le cadre d’une action en contrefaçon pour les mêmes actes.
  • Argument de concurrence : La justification du considérant 106 (éviter qu’un opérateur ne bénéficie d’un avantage concurrentiel en s’entraînant dans un pays à faible protection) est un argument classique en droit international privé pour préférer la loi du marché (lieu du dommage) à celle du lieu d’origine de l’opérateur (lieu du fait générateur).

Même si l’on retenait l’hypothèse que la loi applicable est celle du lieu de la reproduction, le considérant 106 révèle l’importance attachée par l’Union à la protection du droit d’auteur permettant d’écarter une loi étrangère via deux mécanismes :

  • Les lois de police : La législation de l’Union sur le droit d’auteur, en particulier les règles sur le TDM et l’opt-out, pourrait être qualifiée de « loi de police ». Il s’agit d’une disposition impérative jugée cruciale pour la sauvegarde des intérêts publics d’un pays, qui s’applique quelle que soit la loi normalement désignée. Le juge d’un État membre appliquerait donc sa loi nationale à tout modèle commercialisé dans l’Union.
  • L’exception d’ordre public international : L’application d’une loi étrangère qui ne permettrait pas aux titulaires de droits de s’opposer à la reproduction de leurs œuvres pourrait être jugée contraire à l’ordre public international. Un tel résultat serait choquant au regard des valeurs fondamentales européennes, notamment la protection de la propriété intellectuelle en tant que droit fondamental (Art. 17 §2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE). Le juge écarterait alors la loi étrangère pour lui substituer sa propre loi nationale.

 

Que ce soit par une interprétation de la lex loci protectionis ou du nouveau Règlement sur l’IA, un fournisseur qui vise le marché de l’Union européenne doit se conformer à la législation de l’Union en matière de propriété littéraire et artistique, et ce, indépendamment du lieu où les opérations techniques d’entraînement ont été réalisées.

 

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