Violation de licence de logiciel: responsabilité délictuelle ou contractuelle ?

Il y a des décisions de justice difficiles à comprendre dont celles de l’arrêt du 10 mai 2016 (Afpa/Oracle) ou de l’arrêt du 16 octobre 2018 de la CA Paris qui vient de poser une question préjudicielle à la CJUE afin de savoir si la violation des termes d’un contrat de licence de logiciel constitue une contrefaçon ou si elle obéit au régime distinct de la responsabilité contractuelle de droit commun. Comme si l’action en contrefaçon devait être limitée aux seuls cas où il n’y aurait pas de contrat sauf en matière de brevets et de marques. Au nom du vieux principe de non cumul des responsabilités, la jurisprudence introduit une dualité de régime et de protection de la Propriété Intellectuelle au seul bénéfice des brevets et marques.

L’éditeur de logiciels IT Développement avait consenti à Free Mobile une licence et un contrat de maintenance d’un logiciel. IT Développement qui avait estimé que Free mobile avait apporté au logiciel des modifications alors que la licence l’interdisait, a cité son co-contractant en contrefaçon de son logiciel et a demandé une indemnisation du préjudice subi. Le TGI a jugé irrecevable ses prétentions fondées sur la responsabilité délictuelle.

La société IT Development soutient notamment que :

  1. le droit reconnu à l’auteur d’un logiciel d’autoriser ou interdire la modification du code source du logiciel est un droit d’origine légal, et que la violation de ce droit par le licencié n’est pas une simple inexécution contractuelle mais une violation du droit exclusif de l’auteur, constituant donc une contrefaçon ;
  2. si pour tous les autres droits de propriété intellectuelle l’action en contrefaçon est expressément ouverte en cas de violation d’un contrat de licence, l’article L 335-3 alinéa 2 du CPI qui dispose qu’est également un délit de contrefaçon la violation de l’un des droits de l’auteur d’un logiciel définis à l’article L.122-6, a vocation à s’appliquer tant aux cas d’un usage sans droit (la « piraterie » au sens strict), qu’à ceux d’un usage excédant la licence ;

 

La société Free Mobile soutient que :

1)les dispositions légales aménagent deux régimes de responsabilité différents pour deux catégories d’actes différentes :

  • les actes portant atteinte à un droit réservé par la loi, ouvrant au bénéfice de l’auteur du logiciel une action en responsabilité délictuelle, l’action en contrefaçon,
  • les actes portant atteinte à un droit réservé par contrat, ouvrant au bénéfice de l’auteur du logiciel une action en responsabilité contractuelle contre son cocontractant ;

2) le non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle est un principe cardinal de la responsabilité civile en droit français et qu’il est en effet constant que le créancier d’une obligation contractuelle ne peut se prévaloir contre le débiteur de cette obligation des règles de la responsabilité délictuelle.

  • Lorsque le législateur entend déroger au droit commun en permettant à la partie lésée d’agir en responsabilité délictuelle contre un licencié qui enfreint l’une des limites de sa licence alors qu’il ne pourrait le faire en principe que sur le fondement de la responsabilité contractuelle, il prévoit alors expressément et très précisément cette dérogation, comme en matière de licence de brevet ou en matière de licence de marque ;
  • en matière de licence de logiciel, le législateur n’a prévu aucune dérogation au principe de droit commun selon lequel, en présence d’un contrat de licence liant les parties, le régime de la responsabilité contractuelle prévaut sur celui de la responsabilité délictuelle. Aucune disposition de la Directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, ni aucune disposition de la Directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, n’impose aux États membres de faire prévaloir la responsabilité délictuelle sur la responsabilité contractuelle dans le cas où l’utilisateur légitime d’un logiciel enfreint les limites de la licence dont il bénéficie. La CJUE a par ailleurs déjà elle-même consacré, dans un arrêt du 18 avril 2013 (C-103/11, Commission européenne c. Systran) rendu en matière de licence de logiciel, le principe de droit commun selon lequel la responsabilité contractuelle prévaut sur la responsabilité délictuelle.

La CA constate que depuis le XIXème siècle, le droit français de la responsabilité civile repose sur le principe cardinal du non cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle, lequel implique :

  1. qu’une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées par une autre personne pour les mêmes faits,
  2. que la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que, d’une part, les parties sont liées par un contrat valable et que, d’autre part, le dommage subi par l’une des parties résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat.

Mais la CA constate également que le droit français considère de manière traditionnelle que la contrefaçon, laquelle est à l’origine un délit pénal, ressort de la responsabilité délictuelle et non de l’inexécution d’un contrat et qu’aucun texte relatif à la contrefaçon ne dispose expressément que celle-ci ne s’applique que lorsque les parties ne sont pas liées par un contrat. Enfin pourquoi limiter l’action en contrefaçon aux brevets et marques à l’encontre du licencié qui enfreint les limites de son contrat.

La CA a donc décidé de soumettre à la CJUE la question préjudicielle suivante :

« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code-source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il :

  • une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur 
  • ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? »

 

 

 

 

https://www.legalis.net/actualite/la-fin-des-actions-en-contrefacon-en-cas-de-violation-de-licence-de-logiciel/

https://www.legalis.net/jurisprudences/cour-dappel-de-paris-pole-5-ch-1-arret-du-16-octobre-2018/