Le concept anglo-saxon de legal privilege protège la confidentialité des avis émis par les juristes d’entreprise. En France, la question de la protection de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise et la création d’un statut d’avocat en entreprise doté de la déontologie de l’avocat afin d’attribuer aux juristes d’entreprises françaises le même niveau de protection que celui dont bénéficient leurs homologues étrangers suscitent de nombreux débats depuis des années.
Alors que le secret professionnel des avocats garantit les droits de la défense et assure le droit de tout justiciable à être défendu par un avocat protégé par le secret des correspondances avec son client, la confidentialité des avis des juristes d’entreprise leur permettrait d’identifier et de corriger des comportements déviants au sein de l’entreprise sans que leurs avis ne puissent être considérés comme des auto-incriminations lors d’éventuels contrôles.
Le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 avait tenté de consacrer la confidentialité des consultations juridiques émis par les juristes d’entreprise sous certaines conditions, notamment l’apposition de la mention “confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise” et sous réserve que le juriste suive une formation en matière de déontologie à l’instar des avocats. Il s’agit de renforcer la compétitivité internationale des entreprises françaises dans la mesure où la plupart des pays ont déjà consacré la protection des avis des juristes d’entreprises (ex. Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Suisse, Espagne, etc.), dans un contexte de mise en conformité (ex. : données personnelles) et d’extraterritorialité (ex. Cloud Act) croissantes, soit en autorisant le recrutement d’avocats salariés en entreprise statutairement déjà tenu in personam au secret professionnel par les règle de la profession d’avocat, soit en protégeant in rem la consultation juridique interne (et non la personne du juriste). Après avoir été invalidé par le Conseil constitutionnel, deux propositions de loi soutenant cette réforme ont été déposées au Sénat et à l’Assemblée nationale.
En février 2024, le Sénat a adopté en première lecture la proposition de loi visant à garantir la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise de Louis Vogel. L’Assemblée nationale a adopté le 30 avril 2024 en première lecture la proposition de loi Terlier qui affine les dispositions du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice votées par les députés en octobre 2023 mais censurées par le Conseil constitutionnel. La confidentialité des consultations des juristes d’entreprise est exclue dans le cadre de procédures pénales et fiscales et des pouvoirs d’investigation sont garantis par l’intervention du juge en cas de contestation. Enfin, cette proposition définit les conditions de la levée de la confidentialité qui peut être obtenue pour tout manquement pouvant faire l’objet d’une sanction lorsque le document vise à inciter ou faciliter la commission du manquement.
Le président de la Conférence des bâtonniers représentant 163 barreaux de province s’est opposé fermement à cette proposition de loi mettant en avant :
- le lien de subordination du juriste d’entreprise avec son employeur, le principe déontologique d’indépendance excluant par nature tout lien de subordination;
- le risque d’étendre le secret professionnel aux juristes dont les missions se bornent aux intérêts de l’entreprise;
- le risque de porter atteinte au principe du droit à la preuve;
- la rupture d’égalité entre grandes et petites structures, entre celles qui peuvent disposer de juristes et du legal privilege et celles qui n’en ont pas, “donnant aux grandes entreprises un passeport pour l’opacité juridique”.
En réponse, le président de l’Association Française des Juristes d’Entreprise (AFJE) a fustigé le président de la Conférence des bâtonniers en rappelant que la proposition :
- exclue le fiscal et le pénal du champ de la confidentialité;
- prévoit une procédure pour obtenir la levée de la confidentialité;
- permet aux entreprises française de faire jeu égal en matière civil et commercial avec les entreprises étrangères notamment vis-à-vis des juridictions étrangères comme celles des Etats-Unis;
- favorise la prévention des infractions sans que les entreprises soient exposées au risque d’auto-incrimination;
- ne concerne que la consultation juridique interne, à l’exclusion de tout autre document (correspondance commerciale, documentation financière, contrats, procès-verbaux des organes de décisions etc.).
Face aux intérêts qui s’affrontent, ceux des juristes d’entreprise qui défendent l’intérêt de l’entreprise et ceux des avocats qui défendent leur profession et leur monopole déjà affaibli par de nombreuses réformes au profit d’autres professions règlementées, il devient difficile pour un professionnel du droit qui admire ces deux métiers complémentaires d’être pour ou contre une telle proposition, bien au contraire. Jusqu’à présent, la pratique du juriste d’entreprise français qui voulait faire bénéficier à son employeur de la confidentialité d’une consultation juridique était de faire appel à un avocat avec lequel les échanges étaient protégés par le secret professionnel. Les avocats craignent donc à juste titre qu’une telle réforme puisse diminuer leur volume d’activité. Quant à l’indépendance des juristes d’entreprise, elle est très relative puisque contrairement à un avocat bénéficiant de plusieurs clients, le juriste d’entreprise n’a qu’un employeur et est placé sous son autorité susceptible d’orienter sinon vicier la consultation juridique. Si l’indépendance est inhérente à la fonction de juriste, elle ne va pas toujours de soi et n’est pas garantie.
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2033_proposition-loi