Quelle idée de quitter la métropole, nos familles et nos amis, notre chère Cachou et notre maison pour la Guyane, sa mauvaise réputation, ses bagnes, son insécurité, son taux d’humidité de 80% , sa faune inquiétante et sa forêt tropicale recouvrant 95 % d’un département aussi grand que le Portugal ?Parce que le Guyane, ce n’est pas le bagne ! Sa biodiversité et sa diversité linguistique et culturelle sont uniques dans le monde. Dès notre sortie de l’aéroport, nous ne savons déjà plus si nous sommes en Europe, en Afrique, au Brésil ou en Asie.
Rémire-Montjoly
Pour ces premières semaines, nous séjournons temporairement dans une villa surplombant les plages des Gosselins et des Brésiliens, sur la commune cossue de Rémire-Montjoly. Si la couleur chocolat de l’eau nous dissuade, parfois, de nous baigner, le paysage est magnifique à toutes heures et nos balades nous permettent d’observer les nombreux oiseaux qui, à marée basse, se gavent de poissons capturés dans la vase.
Cayenne
Nous partons découvrir le centre de Cayenne dans laquelle se mêlent la langueur des maisons créoles, l’exotisme de sa population pluri-ethnique et les saveurs de son marché haut en couleurs. C’est là, entre les étals africains, mais aussi brésiliens ou surinamais et le food court asiatique que nous découvrons les fruits et légumes locaux : igname, papaye verte, canne à sucre, fruit du dragon, dachine, bananes ou ananas… A midi, on s’installe sur de grandes tables en bois d’une propreté toute relative pour déguster des soupes pho odorantes et parfumées et de délicieux samoussas.
Non loin de là, se trouve la Place des Palmistes ornée de majestueux palmiers royaux et entourée de traditionnelles bâtisses créoles aux couleurs pastel. Au milieu se dresse la statue de Félix Éboué, grand humaniste, résistant et architecte de la décolonisation. Fils d’orpailleur, il symbolise à lui seul le lien qui doit continuer d’unir les peuples de Guyane, des Antilles, d’Afrique et de France, qu’il dépeignit dans un discours de 1937 intitulé « Jouer le jeu » et resté incroyablement actuel.
« Jouer le jeu, c’est être désintéressé.
Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant.
Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs uniquement sur les critères de l’esprit. Et c’est se juger, soi et les autres, d’après cette gamme de valeurs. Par ainsi, il vous sera permis d’affirmer et de faire admettre que les pauvres humains perdent leur temps à ne vouloir considérer que les nuances qui les différencient, pour ne pas réfléchir à trois choses précieuses qui les réunissent : les larmes que le proverbe africain appellent « les ruisseaux sans cailloux ni sable », le sang qui maintient la vie et, enfin, l’intelligence qui classe ces humains en hommes, en ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont guère ou qui ont oublié qu’ils le sont.
Jouer le jeu, c’est garder farouchement cette indépendance, parure de l’existence; ne pas se laisser séduire par l’appel des sirènes qui invitent à l’embrigadement, et répondre, en pensant aux sacrifices qu’elles exigeraient en retour : Quelle mère je quitterais ! Et pour quel père !
Jouer le jeu, c’est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les circonstances veulent que l’on soit seul à les endosser; c’est pratiquer le jeu d’équipe avec d’autant plus de ferveur que la notion de l’indépendance vous aura appris à rester libres quand même. Jouer le jeu consiste à ne pas prendre le ciel et la terre à témoin de ses déconvenues, mais, au contraire, à se rappeler les conseils laminaires d’Épictète à son disciple : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y a des choses qui ne dépendent pas de nous. »
Jouer le jeu, c’est savoir tirer son chapeau devant les authentiques valeurs qui s’imposent par la qualité de l’esprit et faire un pied de nez aux pédants et aux attardés.
Jouer le jeu, c’est accepter la décision de l’arbitre que vous avez choisi ou que le libre jeu des institutions vous a imposé.
Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderne appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts.
Jouer le jeu, c’est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou murmures et poursuivre la route droite que l’on s’est tracée.
Jouer le jeu, c’est pouvoir faire la discrimination entre le sourire et la grimace; c’est s’astreindre à être vrai envers soi pour l’être envers les autres.
Jouer le jeu, c’est se pénétrer que ce n’est pas en tuant Caliban que l’on sauvera Ariel.
Jouer le jeu, c’est respecter l’opinion d’autrui, c’est l’examiner avec objectivité et la combattre seulement si on trouve en soi les raisons de ne pas l’admettre, mais alors le faire courageusement et au grand jour.
Jouer le jeu, c’est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu’au-delà de nos frontières, d’authentiques valeurs sont également dignes de notre estime, de notre respect. C’est se pénétrer de cette vérité profonde que l’on peut lire au 50e verset des Vers d’Or « Tu sauras, autant qu’il est donné à l’homme, que la nature est partout la même » et comprendre alors que tous les hommes sont frères et relèvent de notre amour et de notre pitié.
Jouer le jeu, dès lors, c’est s’élever contre le conseil nietzschéen du diamant au charbon : « Sois dur ! » Et affirmer qu’au-dessus d’une doctrine de la force, il y a une philosophie du droit.
Jouer le jeu, c’est proclamer qu’on ne « prend pas pour juge un peuple téméraire » et poursuivre son labeur sur le chemin du juste et de l’humain, même lorsque les docteurs et les pontifes vous disent qu’il est trop humain.
Jouer le jeu, c’est préférer à Wotan, Siegfried, « toute puissance de la jeunesse et spontanéité de la nature ».
Jouer le jeu, c’est refuser les lentilles pour conserver son droit d’aînesse.
Jouer le jeu, c’est fuir avec horreur l’unanimité des adhésions dans la poursuite de son labeur. C’est comprendre Descartes et admettre Saint Thomas ; c’est dire : « Que sais-je ? » avec Montaigne, et « Peut-être ! » avec Rabelais. C’est trouver autant d’agrément à l’audition d’un chant populaire qu’aux savantes compositions musicales. C’est s’élever si haut que l’on se trouve partout à son aise, dans les somptueux palais comme dans la modeste chaumière de l’homme du peuple ; c’est ne pas voir un excès d’honneur quand on est admis là, et ne pas se sentir gêné quand on est accueilli ici ; c’est attribuer la même valeur spirituelle au protocole officiel, à l’académisme, qu’au geste si touchant par quoi la paysanne guadeloupéenne vous offre, accompagnée du plus exquis des sourires, l’humble fleur des champs, son seul bien, qu’elle est allée cueillir à votre intention.
Jouer le jeu, enfin, c’est mériter votre libération et signifier la sainteté, la pureté de votre esprit. »
Roura
Aux alentours de Cayenne, sur la route de l’Est, se trouve la paisible commune de Roura où il doit faire bon venir flâner le week end, le fleuve Mahury, la crique Gabriel, ainsi que les chutes de Fourgassié, au bout d’une piste accidentée de terre rouge.
Cacao
Le dimanche, il faut se rendre au marché de Cacao, étonnant village où les Hmong, réfugiés politiques originaires du Laos, ont développé de petites exploitations agricoles depuis 1977. Ce sont aujourd’hui les plus importants producteurs de fruits et de légumes de Guyane. Ici, on peut faire ses courses pour la semaine et déjeuner de soupes et de nems arrosés de jus de prunes de cythère ou de cupuaçu. Des paysannes en costume traditionnel supervisent des étals où leurs récoltes côtoient broderies et bijoux artisanaux. Le dépaysement est total !
îles du Salut
Au départ de Kourou, nous naviguons vers les trois îles du Salut (Royale, Saint-Joseph et l’île du Diable) qui furent de 1852 à 1946 l’enfer au paradis pour des milliers de bagnards (Dreyfus, Seznec, etc.).
Autour des îles, les eaux turquoises contrastent avec la teinte brune des côtes du continent. Nous visitons les cachots, le couvent et la chapelle dont les murs sont encore partiellement décorés de fresques peintes par le bagnard artiste et faussaire Francis Lagrange. C’est très troublant de profiter de ce lieu paradisiaque où tant d’hommes ont été enfermés et il faut faire un effort pour se remémorer leurs conditions de vie terribles.
Nous logeons dans une ancienne maison de gardiens sur l’île Royale. Le soir, la sérénité du lieu est seulement troublée par les singes capucins qui se disputent une coco ou courent sur les toits de tôle. On peut également observer des paons, des agoutis, de gros perroquets au plumage bariolé et de nombreuses tortues de toutes tailles. A peine le regard effleure-t-il la surface de l’eau qu’apparaissent une petite tête en quête d’une goulée d’air ou une carapace luisante. Sans compter le maître incontesté des lieux Babylone, un vieux chat connu et respecté de tous.
Non, la Guyane, ce n’est vraiment plus le bagne.
La BD de la Gazette de Guyane Vol. 1