Nous n’avons découvert que récemment que la famille de Fred est liée au Rwanda par l’intermédiaire d’une amie, Odette Habiyakare, originaire de ce pays. Elle vit maintenant à Genève où elle collecte des témoignages des rescapés des événements de 1994. C’est grâce à elle que nous décidons de partir à la découverte de ce pays dont nous ignorons tout ou presque. En effet, comme tant d’autres, nous n’avions gardé en mémoire que les images de l’un des génocides les plus violents du XXème siècle. Pourtant, le Rwanda est bien plus que cela.
Dès notre arrivée, nous sommes sensibles à cette dualité entre les cauchemars du passé qui affleurent dans chaque rencontre, chaque conversation et la formidable capacité de résilience et de reconstruction qui anime la population.
Odette nous a mis en contact avec une famille de ses amis. Chantal, Jean-Loup et leurs deux petits garçons Ywan et Jery, nous accueillent chaleureusement et généreusement chez eux. La maison est superbe, immense, et il y a de la place pour tout le monde. D’ailleurs, les visiteurs de passage sont nombreux. En partageant leur vie quotidienne, nous découvrons un pays moderne, propre et respectueux de l’environnement (les sacs plastiques y sont bannis depuis plus de 10 ans !) qui a su se réformer et s’organiser intelligemment.
Nous commençons notre séjour par un passage au Mémorial de Gisozi qui relate l’histoire coloniale et celle du génocide. Ici, reposent les restes de plus de 250 000 victimes, tuées à Kigali ou dans les environs. Au cours de cette visite traumatisante, nous sommes confrontés à l’indicible, à la sauvagerie de toute une population, animée par la haine et une forme de démence collective. Plus d’un million de personnes furent torturées et massacrées entre avril et juin 1994, 98% étaient Tutsis.
Aujourd’hui, on ne parle plus de Hutu, Tutsi ou Twa, on est Rwandais. Cette distinction ethnique, source de tant de divisions, a été créée artificiellement par les colons. Pendant des siècles, les Hutus, Tutsis et Twas ont vécu en harmonie partageant un territoire, une langue et une culture. Certes, chaque groupe jouait un rôle dans la société, les Twas, ultra minoritaires se consacraient principalement à la poterie, les Tutsis élevaient le bétail et les Hutus, majoritaires, cultivaient les terres. Mais un Hutu pouvait devenir Tutsi ou inversement en fonction de ses activités ou de ses alliances, les mariages mixtes étant courants. Il s’agissait donc plutôt d’une distinction de classe qui est devenue purement ethnique sous l’effet de la colonisation. Les Allemands arrivés à la fin du XIXème siècle, puis les Belges après la Première Guerre mondiale s’appuient sur l’aristocratie Tutsie au détriment des Hutus. Ils voient dans les Tutsis une ethnie organisée et avancée plus proche des Européens. Les colonisateurs instaure alors un système hiérarchisé basé sur la supériorité des Tutsis qu’ils ont affecté aux postes d’auxiliaires de l’administration pour qu’ils exercent eux-même l’oppression pour le compte des colons. Une carte d’identité portant mention du groupe ethnique est ainsi créée. Au mémorial, des vidéos montrent aussi les Belges mesurant le faciès des Rwandais pour déterminer qui est Hutu, qui est Tutsi.
Après la seconde guerre mondiale, le roi commence à soulever la question de l’indépendance du Rwanda à l’ONU. L’élite Tutsie devenant trop anticolonialiste, les colonisateurs se retournent alors contre eux et convainquent les Hutus que l’indépendance est prématurée et ne servirait par leurs intérêts. Les colons laissent entendre que les Tutsis sont les seuls responsables de l’exploitation subie par les Hutus. Ainsi, ils retournent contre les Tutsis les privilèges qu’ils leur avaient accordés. Commencent alors des massacres de Tutsis et certains quittent le pays pour l’Ouganda.
En 1963, les Tutsis exilés essayent de revenir par la force. En représailles, des tueries sont commises contre ceux qui sont restés au Rwanda, elles sont particulièrement violentes en 1963 et 1973. Par ailleurs, la discrimination s’installe en matière d’accès à l’éducation, à l’emploi et a fortiori à la vie politique. Odette décrit très bien dans son livre « Sous les étoiles du Rwanda », la manière dont cette discrimination va être enseignée (très souvent par des religieux) et mise en pratique à l’école et dans la vie courante, jusqu’à la fin du génocide de 1994.
Les exilés Tutsis s’organisent en Ouganda et créent le Front Patriotique Rwandais (FPR). En 1990, le FPR pénètre en force au Nord du Rwanda, il s’ensuit une nouvelle vague de représailles. Le pays est divisé entre les Hutus du Nord qui ne veulent pas négocier avec le FPR et Hutus du Sud qui souhaitent un gouvernement de transition. Le parti du président crée alors les milices interahamwe tandis que le FPR, dirigé par Paul Kagame (aujourd’hui président du Rwanda), poursuit ses attaques ciblées.
Le 6 avril 1994, l’avion du président est abattu et les milices interahamwe dressent des barrages dans Kigali, contrôlant les cartes d’identité où l’appartenance ethnique est mentionnée. Commencent alors des massacres qui vont s’étendre à l’ensemble du territoire, encouragés par la propagande de la Radio-Télévision des Mille Collines, véritable appel à la tuerie. Les Tutsis et les Hutus qui les protègent sont dénoncés, traqués sans répit, torturés et massacrés par des collègues, des voisins, des amis, parfois même des membres de leur propre famille.
Si le rôle de la Belgique coloniale, de l’église, de l’ONU dans son impuissance et des rwandais fanatisés nous a paru évident, nous nous sommes interrogés sur celui de la France avec qui le Rwanda a rompu ses relations diplomatiques. Ceci peut paraître absurde aujourd’hui d’un point de vue tant économique, que culturel et géopolitique. Il n’y a en effet pas beaucoup de pays en Afrique de l’Est où l’on parle le français et qui connaissent une telle croissance économique. D’autre part, d’après les témoignages que nous avons pu recueillir, l’action du Président Paul Kagame et le fonctionnement des institutions semblent plus plébiscités que critiqués. Nous avons eu le sentiment que par son vécu et son action, Paul Kagame a plutôt le profil d’un de Gaulle ou d’un Mandela que celui d’un dictateur africain opprimant son peuple avec la complicité de puissances étrangères. Comment est né le sentiment antifrançais au Rwanda et pourquoi le laisser perdurer ? Ce sont des questions auxquelles Jean-Loup et son ami Jacques Morel, auteur du livre « La France au cœur du génocide des Tutsis » tentent de trouver des réponses. Il n’y a pour eux aucun doute sur la participation active de l’armée française qui a protégé les génocidaires. Ne pas reconnaître cette implication, ni s’en excuser, laisse prospérer un fort ressentiment au sein des autorités et du peuple rwandais qui porte préjudice à la France.
Le Rwanda c’est aussi un immense potager. Il n’y a pas une seule colline qui ne soit cultivée. Sur la route du Nord, aux frontières de la RDC et de l’Ouganda, nous sommes impressionnés par les cultures en terrasses qui mêlent le café, le thé, les pommes de terre, les choux et les bananiers. Et dans les plaines ingénieusement irriguées de nombreuses rizières miroitent au soleil.
C’est dans la forêt luxuriante qui recouvre le parc national des volcans que se concentrent les gorilles de montagne. Ces grands singes ont été rendus célèbres par la primatologue Dian Fossey qui a consacré son existence à étudier leur comportement et à les protéger du braconnage. Son engagement lui a coûté la vie puisqu’elle a été assassinée en 1985 dans la chaîne des Virungas.
Après avoir vu « Gorilles dans la brume » et le documentaire « Virunga » c’était un rêve de de se retrouver dans cet environnement. Malheureusement, pour des raisons évidentes de budget (800$/personne !) nous n’avons pu aller à la rencontre de cette espèce en voie d’extinction qui partage 97 % de ses gènes avec l’homme.
Pendant ce séjour dans le Nord, nous avons logé chez des Soeurs, dans un foyer de charité qui domine le lac Ruhondo et fait face à la chaîne des Virungas. Le lieu est serein et paisible et la nourriture délicieuse. Dans la fraîcheur du petit matin, lorsqu’on distingue la silhouette bleutée des volcans à travers la brume qui s’élève du lac, le spectacle est magique.
Le Rwanda est aussi un pays de traditions. En compagnie de Nicolas, un percussionniste genevois hébergé comme nous chez Chantal et Jean-Loup, nous assistons à la cérémonie de la dot. Avant le mariage, la famille du futur époux doit payer une dot au père de la future épouse, traditionnellement une vache. Le fiancé ne peut demander lui-même au futur beau-père la main de sa fille, mais le fait par l’intermédiaire d’un ami de la famille. De même, ce n’est pas le père de la fiancée qui prend la parole, mais son représentant car les enfants n’appartiennent pas seulement aux parents mais à toute la famille au sens large. Chaque famille se tient face à face, sans se mélanger, séparée par un grand espace où leurs représentants palabrent avec humour en kinyarwanda. Lorsqu’ils sont parvenus à un accord, viennent les danses traditionnelles au son des tambours et les berceuses des bergers destinées à apaiser les vaches. En fin de journée, chaque famille part de son côté poursuivre la fête. La véritable cérémonie du mariage n’aura lieu que quelques temps plus tard.
Au Rwanda, on peut également observer la faune sauvage de l’Afrique de l’Est. A la tombée de la nuit, nous entrons dans le parc national de l’Akagera, situé à l’Est du pays, à la frontière avec la Tanzanie.
Notre priorité est de trouver l’endroit où monter notre tente. Au volant de notre petit 4X4, nous nous enfonçons dans le parc par une piste chaotique et découvrons un vaste espace entouré de clôtures électriques posées à même le sol. Les animaux savent d’expérience qu’ils ne peuvent traverser ces lignes protectrices. L’endroit est désert à part un jeune couple d’Espagnols. Chacun s’installe, puis nous partageons un frugal repas devant un feu qui flambe joyeusement et permet de tenir les moustiques à distance. C’est très excitant de se savoir seuls dans le parc, sous la multitude d’étoiles du ciel africain et entourés des bruits de la savane. Le soir, malgré la crainte des insectes, nous rouvrons plusieurs fois la porte de la tente pour admirer la voûte céleste si lumineuse.
Au petit matin, un peu courbaturés par une nuit spartiate, nous partons à la découverte de cette belle réserve entre collines de terre rouge, plaines recouvertes de hautes herbes, massifs arborés et lacs peuplés d’hippopotames. Ils nous surveillent en soufflant bruyamment. Seuls leurs mufles, leurs yeux et leurs petites oreilles rondes émergent de l’eau boueuse dans laquelle ils se prélassent. Non loin de là, des crocodiles aussi immobiles que des bouts de bois semblent trompeusement somnoler au soleil, tandis que des oiseaux aux longues pattes cherchent leur pitance dans la vase. Aux détours des chemins nous croisons de nombreuses colonies de singes, des zèbres, des familles d’amusants phacochères, des troupeaux d’antilopes, de bubales ou de gazelles et même une hyène. Enfin, mâchonnant de l’acacia, voici les girafes. Elles marchent nonchalamment au bord de la piste et nous jettent des regards curieux de leurs doux yeux bordés de kohl.
Le Rwanda est enfin le pays des lacs et des mille collines. Jean-Loup nous propose de nous faire découvrir son pays d’adoption, lors d’une virée de trois jours qui nous mènera d’abord au Sud puis à l’Ouest, le long du lac Kivu qui sépare le Rwanda de la RDC.
Nous commençons par la visite de Nyanza, capitale royale de la fin du XIXe siècle jusqu’à 1961, date à laquelle le Rwanda est devenu une République. Le palais traditionnel, un immense dôme de papyrus et de chaume et deux autres huttes ont été reconstitués. La première hutte était habitée par une jeune vierge qui s’occupait du lait, la seconde par un jeune homme en charge des alcools : hydromel, bière de sorgho et vin de banane. Le palais était constitué d’une pièce centrale garni d’un brasero pour chasser les insectes ; autour s’organisaient la chambres des épouses et celle du roi entièrement occupée par un immense lit et de grands paniers servant à ranger les vêtements. Dans un enclos voisin, nous admirons les vaches royales et leurs petits veaux. Elles sont magnifiques avec leurs belles robes brunes et satinées et leurs cornes d’une longueur impressionnante.
Notre journée s’achève à Butare, à la frontière du Burundi, chez Prisca, la mère de Chantal. Le lendemain, nous partons ensemble pour traverser la forêt de Nyungwe, la plus grande réserve de forêt primaire d’altitude d’Afrique de l’Est. Auparavant, nous faisant une courte halte sur « la colline de Prisca », où elle vivait avant le génocide. Elle ne veut pas descendre de la voiture car, nous explique-t-elle, les tueurs sont toujours là. Nous ne pouvons que regarder par la fenêtre sa maison détruite pendant les événements et qui achève de tomber en ruines.
A la sortie de la forêt, nous empruntons une route encore en construction, transformée en coulée de boue par la pluie qui s’est abattue quelques heures auparavant. Malgré la dextérité de Jean-Loup, la voiture glisse, chasse, dérape et fini par s’enliser. Nous voilà piégés et il faut l’aide de plusieurs personnes pour que nous extirper de ce magma collant dans un grand bruit de moteur.
Nous arrivons sur les bords du lac Kivu dans l’après-midi, juste à temps pour nous baigner dans ses eaux claires et chaudes avant qu’une tempête ne se déchaîne en bourrasques de vent et trombes d’eau. Très rapidement pourtant, le calme revient et avec lui un somptueux arc en ciel qui illumine cette fin de journée.
Le lendemain, nous reprenons la route vers Kibuye, la ville natale d’Odette, en suivant la crête Congo Nil. D’un coté, les eaux vont se déverser dans le fleuve Congo, tandis que de l’autre, elles iront se perdre dans le Nil. Enfin, sur le chemin du retour, nous traversons Gisenyi, agréable cité balnéaire à la frontière avec la ville congolaise de Goma.
Nous terminons notre séjour à Kigali, en famille. Entre belles rencontres, émotions et paysages magnifiques, le Rwanda nous laisse le souvenir d’un pays qui démontre qu’en Afrique tout est possible.
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